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Le plaisir de décider - Eric Albert - Les Echos

Deux dirigeants se plaignent du manque de prise de responsabilité de leurs collaborateurs directs. Tout leur remonte pour qu’ils décident. Est-ce qu’il leur arrive de refuser de décider pour renvoyer leurs équipes à la nécessité de le faire elles-mêmes ?

Non, reconnaissent-ils, en ajoutant : « Mais, nous, on aime décider. » Ainsi s’installe un système guidé par les émotions des uns et des autres. Les collaborateurs sont anxieux et évitent de prendre des risques alors que les dirigeants y trouvent probablement une certaine excitation et satisfaction. On pourrait considérer que, finalement, cela crée un équilibre dans lequel chacun trouve son compte.

Sauf que tous se plaignent et constatent que le système dysfonctionne. Lorsqu’on y prend goût, décider, qui est l’instrument du pouvoir, a un effet addictif. Tous les ingrédients y sont. Le risque qui procure le frisson du danger, l’incertitude qui nécessite de peser les différents paramètres et, enfin, le soulagement procuré par le moment où l’on tranche. Mélange d’émotions, de réflexions et de sentiment de toute-puissance, la décision est aux dirigeants ce que la scène est aux artistes. Elle met en valeur leur performance et gonfle leur ego. Plus leur addiction est marquée, plus ils ont tendance à considérer que les décisions qu’ils ne prennent pas eux-mêmes sont critiquables. Ce qui est parfois vrai, tant les décideurs ont développé cette compétence, contrairement à leurs collaborateurs, qui n’ont que peu d’occasions de la cultiver. Tout le monde comprend donc qu’il vaut mieux « faire remonter », tant pour satisfaire son boss que pour se préserver. Evidemment, le risque est triple. D’abord, l’engorgement, pour les rares décideurs qui sont très vite submergés et qui ont une file d’attente de décisions à prendre qui ralentissent les projets. Ensuite, la distance de celui qui décide avec le terrain où la décision est appliquée. Cela induit un risque d’erreur pour le premier et une mise en œuvre sans appropriation donc mal faite. Enfin, la déresponsabilisation des autres acteurs, qui apprennent avant tout à se couvrir et à s’abriter derrière des décisions qu’ils s’autorisent à ne pas défendre. La seule justification mise en avant étant le bon vouloir de celui qui a décidé.

ET APRÈS ?

La désintoxication doit passer par le développement d’autres plaisirs. Un des premiers est tourné vers les autres : les faire grandir. Cette immense satisfaction de voir ses collaborateurs s’autonomiser, progresser, développer leurs talents. Mettre les autres en condition de réussite est une source de plaisir qui ouvre à une autre source, celle de cultiver pour soi-même de nouveaux talents. Outre celui de coach, le temps dégagé peut servir à s’ouvrir aux très nombreuses évolutions du monde, ce qui nourrit la réflexion stratégique et permet de prendre de la hauteur. De plus, ne plus être submergé et en retard en permanence autorise à se préserver une vie personnelle indispensable pour se ressourcer. Dépasser l’addiction de la décision, c’est aller au-delà du besoin de briller et de dominer pour apporter une autre valeur : un cheminement indispensable pour tous les dirigeants.